Que sont les enfants doués devenus.A.Adda.1989.1996.

Que sont les enfants doués devenus ?

« Enfants doués non reconnus / non identifiés :
Conséquences à l’âge adulte »

ARIELLE ADDA  1989 . présenté en 1996 au  COLLOQUE  AFEP

Que sont les enfants doués devenus ? C’est une question qui revient souvent chez les journalistes, troublés par l’équivoque du qualificatif de « précoce ». On peut, en effet, penser que les enfants trop doués se fondent ensuite dans la masse, une fois que les autres les ont rattrapés, puisqu’ils étaient simplement « en avance », ils s’éteignent ensuite et tout rentre dans l’ordre.

Je vais donc évoquer quelques cas d’adultes, dont les dons intellectuels n’ont jamais été reconnus lorsqu’ils étaient enfants, puisque ceux qui ont eu toutes les bonnes fées penchées au-dessus de leur berceau réussissent en général avec bonheur, pour leur plus grand bien et pour celui de la société.

Le meilleur des cas est celui de l’enfant travailleur, accrocheur, qui pleure quand il a une mauvaise note ; on attribue son succès à son assiduité et, plus tard, il consacre tous ses dons à sa recherche d’une sorte de pouvoir, de la reconnaissance sociale, et à suivre l’élan qui pousse à aller toujours plus loin, plus avant, tant qu’il existe des possibilités.

Les fées sont plus défaillantes, quand l’enfant doué naît dans une famille qui ne reconnaît pas ses dons, qui le juge de façon défavorable dès que s’amorcent les difficultés scolaires, mais qui paie tout de même à ce crétin de fils des études chères, afin de le mener à une situation acceptable. S’agissant d’une fille, on sera moins appliqué dans la recherche de cette réussite… Adulte, celui qui a tant déçu, qui conserve à jamais l’épithète de « raté de la famille« , doit s’arranger comme il peut de cette situation inconfortable, dévalorisante et surtout très culpabilisante. Tracer sa propre voie est, pour lui, bien plus difficile que pour ses frères et soeurs, qui s’attendent toujours à le voir échouer, quelle que soit son entreprise.

Les fées sont encore moins présentes, quand il s’agit d’adultes qui ont toujours suivi une voie un peu terne, sans éclat, mais sans drames marquants non plus : ils ont reçu l’intelligence, mais comme un trésor qui aurait été enfermé dans une boîte dont on aurait perdu la clef. Seuls, subsistent quelques rares éclats, comme de discrets signaux, bien difficiles à détecter.
Ils réussissent moyennement, ils restent nettement en deçà de ce qu’ils auraient pu accomplir, ils n’ont jamais connu d’échec scolaire dramatique, ils se sont contentés de se maintenir dans une médiocre moyenne, s’en tenant à une « honnête réussite » qui ne risquait pas de les différencier à l’excès des autres enfants. Chez eux, c’est le souci de conformisme qui l’a emporté, c’était le sacrifice à consentir pour se faire accepter sans problème par leur entourage.

Il était trop dur d’adopter une position de rebelle, de se heurter à une classe entière, de s’obstiner dans la différence. Depuis longtemps, ils ont pris l’habitude de ne pas exprimer trop ouvertement leurs émotions : elles étaient mal comprises et parler trop sincèrement pouvait déclencher une avalanche de réactions agressives, violentes, plus sûrement blessantes que l’arme la plus offensive.
Rêveur, ailleurs, toujours en décalage par rapport aux autres, cet enfant aura constamment ressenti l’impossibilité de se retrouver au même niveau que ses camarades, dans quelque domaine que ce soit. Devenu adulte, il ne sait toujours pas comment se situer, ses relations amicales en souffrent. Il est avec des amis, il rit avec eux, il goûte leurs plaisanteries, il en tente même quelques-unes et, tout à coup, un mur se dresse : un instant auparavant il s’amusait, et voilà qu’il ne rit plus, même en se forçant. Il se sent coupable de tant de détachement, il s’inquiète même de cette « anormalité » et les autres ne se privent pas de lui faire sentir la bizarrerie de sa conduite. On le dit hautain, trop distant, lunatique, inconstant, peu fiable, rien de bien sympathique.

Pourtant sa bonne volonté n’est pas en cause, il est même le premier à se désoler de cette coupure et il préférerait, de loin, continuer à rire avec les autres, mais ce mur ne se laisse pas franchir, il reste opaque, désespérant parfois.
En retrait, en marge, jamais complètement dans un groupe, mais rarement tout à fait à l’écart, parce qu’il s’efforce de rester inséré, de donner le change, cet adulte demeure incompris, sans en avoir lui-même conscience, puisqu’il n’a pas connu véritablement d’autre situation. Il peut bien imaginer qu’il en va de même pour la plupart des êtres humains, et ce n’est pas l’Ecclésiaste qui le contredira ! « Tout ce qui vient est vanité« . « Il n’y a pas de richesse pour les intelligents, ni de faveur pour les savants, car le temps de la malchance leur arrive à tous« .

L’image qu’il a de lui-même reste floue : à son travail, il est souvent dans une position subalterne, parce qu’il n’a pas poussé ses études. Même s’il a choisi une voie qui ne lui déplaisait pas, il a été au plus simple. Dans ces conditions, il n’a pas intérêt à se montrer trop brillant : ses collègues le jalouseraient, ses chefs profiteraient de son travail, ou bien le mettraient sur une voie de garage, où il ne fera d’ombre à personne. Passer des examens pour progresser dans la hiérarchie, devenir à son tour un petit chef ne le tente pas vraiment, le courage lui manque, il n’a pas envie de se retrouver « à l’école », alors qu’il n’en garde pas tellement de bons souvenirs.
On s’est parfois moqué de lui, on l’a laissé de côté, les franches rigolades des autres ne le faisaient pas toujours rire.
Il se rappellerait plutôt sa rencontre avec un adulte passionné, un professeur enthousiaste, qui lui a ouvert des mondes ignorés : il a rêvé de Maracambo, des Iles-sous-le-Vent, il a imaginé Alpha du Centaure, Cassiopée, Andromède, le Bateau Ivre l’a entraîné au loin et il se souvient encore de son excitation passionnée quand il a découvert les intégrales, le calcul différentiel, le mouvement des satellites, quand on lui a révélé l’atome. Ces souvenirs sont des secrets délicats à partager.

L’amitié était rare pour l’adolescent qu’il a été, c’est un diamant qui brille d’un éclat particulier, mais tellement difficile à trouver ! Dans son enfance, il lui semble avoir traversé des contrées cachées, presque ignorées et il souhaite, plus que tout, rencontrer ceux qui ont pu hanter le même univers. Ils n’en parleront pas abruptement, mais ils sauront, chacun de son côté, qu’ils ont frôlé les mêmes mystères, dans un sentiment de complicité à peine ébauché. On ne peut en parler directement sans les défigurer, ceux qui ne sont jamais partis ne peuvent pas comprendre les descriptions qu’on leur en donne, ils pensent qu’il s’agit d’inventions, de folies, d’aberrations et qu’on leur raconte n’importe quoi.

Cet adulte ne peut se former une image claire de lui-même : on lui a renvoyé celle d’un enfant distrait, presque indifférent, alors qu’il devait se protéger sans cesse, sans jamais baisser sa garde, des attaques imprévisibles qui le touchaient profondément. On le disait aussi « bête », et tellement difficile à comprendre à côté de ses camarades ou de ses frères et soeurs, tout de même plus faciles à éduquer ; il demeure un mystère pour lui-même, un mystère pour les autres.

Lui a l’impression d’être depuis longtemps en deuil : il a été idéaliste, comme nombre d’enfants doués, mais lucide aussi et ce sont deux caractéristiques qui ne font pas très bon ménage. Il lui a fallu s’endurcir pour supporter toutes les petites meurtrissures de la vie quotidienne. Envolés ses rêves secrets d’accomplissement prestigieux, disparu son bonheur, quand il découvrait un savoir nouveau, qui lui ouvrait des horizons jusque là insoupçonnés, anéantie son exaltation à l’idée de ce qu’il pourrait réaliser.
Ce deuil peut avoir débuté lors d’un redoublement considéré comme injuste, et qui n’est jamais justifié dans le cas des enfants doués. On ne peut imaginer le mal que va causer cette décision, vécue comme arbitraire. Comme le disent certains professeurs : « c’est bon de redoubler au moins une fois, cela n’a jamais fait de mal à personne et ça incite à mieux travailler et surtout à consolider les bases« , ces fameuses bases, qu’il n’a même pas vu passer, tant elles lui semblaient élémentaires. On ajoute : « il est jeune, il ne faut pas qu’il se sente trop sûr de lui« . Eh bien, ce redoublement a provoqué une blessure si profonde qu’elle n’a jamais pu cicatriser, quelque chose est mort à ce moment-là, une certaine confiance dans l’adulte, un espoir mis dans « l’Ecole », considérée comme un temple où les merveilles de la connaissance allaient être dispensées, une idéalisation des professeurs qui « savaient », qui ne pouvaient pas se tromper et qui ont décidé que cet élève-là n’était pas digne de passer dans la classe supérieure. Ce fut comme un rejet dans les ténèbres extérieures et l’enfant doué ne s’en est jamais remis. L’amertume lui a laissé un goût qui ne peut s’effacer. On lui a irrémédiablement volé une année qui lui manquera toujours et la plus brillante des réussites sociales ne parvient pas à faire disparaître ce souvenir encore douloureux, des décennies après.

Cette impression de rejet peut être ressentie à un âge très tendre, avec le sentiment d’une difficulté à rentrer dans le flot normal de la vie, quand le désir d’apprendre à lire, écrire, compter n’est pas entendu ; l’apprentissage doit alors se faire clandestinement, parce que l’autorisation officielle n’a pas été donnée. On dit aux parents : « ne le poussez pas, laissez-le encore jouer« . Se voir interdire l’accès au savoir, au moment où l’on en a un tel désir, fait naître un malaise qui n’est ni remarqué, ni compris ; mais ceci est une autre histoire, même si c’est souvent le début de notre histoire.
L’enfant ainsi spolié risque déjà de s’endormir, en s’enfonçant dans un désintérêt de plus en plus grand, même le QI baisse, comme j’ai pu le constater en examinant à nouveau des enfants qu’on avait dû laisser dans leur inconfort scolaire.

Chez l’adulte, ce lent enlisement a entraîné une attitude constamment distante, les événements perdent leur intensité, il lui semble qu’il est obligé de se forcer pour paraître vif, alerte, dynamique, lui dont la vivacité d’esprit peut être fulgurante et la logique d’une éblouissante clarté. Malaise, deuil, renoncement et surtout culpabilité se fondent dans un engourdissement qui l’apaise un peu. C’est la culpabilité qui le tourmente le plus douloureusement : vis-à-vis de lui-même, qui a trahi l’enfant passionné, mené par ses rêves vertigineux et vis-à-vis de l’entourage, déçu de voir s’éteindre si tôt des qualités qui paraissaient si prometteuses.

Il convient de rappeler qu’on ne sait jamais qu’on est intelligent ; les problèmes où d’autres se noient paraissent d’une grande simplicité, il n’y a donc aucun mérite à les résoudre, puisque ce n’est pas difficile ; si les autres peinent, ils doivent avoir de bonnes excuses, ils ont été distraits, préoccupés, peu intéressés, mais certainement pas défaillants sur le plan intellectuel, face à une si minime difficulté. On ne peut pas se penser intelligent, quand on mesure ses propres faiblesses avec la lucidité aiguë du sur-doué, qui ne lui permet aucun aveuglement. L’exercice de l’intelligence est si aisé, il s’agit presque d’un jeu, alors où est le mérite et d’où vient que les autres soient tout à coup si lents ?

Quand des parents, venus consulter pour leur enfant, entendent le portrait qui en est fait, ils se reconnaissent souvent ; ils disent, dans un éclair de joie subite : « Mais j’étais comme ça, moi !« , une clef leur est donnée, sans qu’ils s’y attendent, qui leur permet de mieux comprendre leur parcours et de se réconcilier avec eux-mêmes. Depuis longtemps, ils avaient pris leur parti de cet inconfort latent, impossible à décrire, à cerner, auquel on finit par s’accoutumer, parce qu’on n’a pas le choix et qu’il n’y a pas de remède connu.
Cette porte entrouverte peut laisser passer quelques lueurs d’espoir : l’enfant meurtri, dont il reconnaît la description, n’était pas un être à part, un « mutant » qui devait s’efforcer de cacher les manifestations de sa personnalité si particulière.

Il retrouve une nouvelle énergie, il s’écoute davantage, il se permet d’exprimer ses sentiments et parfois aussi la passion qu’il avait si soigneusement refoulée tout au fond de lui et qu’il peut maintenant s’appliquer à satisfaire. L’enfant doué est toujours passionné, mais il a souvent très tôt enfoui ses élans, parce qu’ils auraient été mal compris. Quand la passion s’exprime, tout un pan de la personnalité s’éclaire et cet accomplissement est un bonheur véritable. Ce peuvent être des passions modestes, satisfaites à peu de frais : chercher des champignons et trouver les plus rares, ramasser des pierres aux noms compliqués et enchanteurs, écouter les oiseaux et identifier le moindre de leurs cris … Quand parents et enfants se retrouvent sur un terrain aussi précis, permettant des explorations enrichissantes, les relations connaissent une embellie satisfaisante.

Il arrive aussi que la révélation de son intelligence incite un adulte malmené à reprendre ses études ; il manifeste enfin l’appétit de savoir qu’il avait refoulé jusque là et il trouve un équilibre qui lui fait prendre la mesure de son inconfort, devenu habituel.

Le cas le plus dramatique, et malheureusement le plus fréquent, est bien celui de l’enfant doué qui a été en échec scolaire et qui n’a jamais pu remonter la pente.
Cet échec vient insidieusement durant le parcours scolaire classique de l’enfant doué : dans le Primaire il n’a pas eu besoin de travailler, il écoute à peine la maîtresse, qui a dû répéter dix fois la même chose, il lui suffit d’une seule fois pour comprendre la leçon et pour la retenir, il lit ses livres à toute vitesse et sa mémoire, qui fonctionne à la perfection, lui permet de répéter mot à mot une leçon juste parcourue. Il ne cherche pas à être le premier, il lui suffit de se maintenir à un niveau de réussite satisfaisant, sans fournir le moindre effort.
Abusé par sa facilité, l’enfant doué ne voit pas venir les premières difficultés : dès la 6ème, des failles apparaissent, mais on les pense accidentelles et on ne cherche pas à aider cet enfant brillant, en 5ème, les failles s’élargissent et en 4ème, c’est l’effondrement. Pour éviter cette chute dramatique, il faut donner à l’enfant des méthodes de travail dès les premiers signes de désarroi. L’optimisme n’est pas de mise en pareil cas.

Pour l’enfant doué, il s’agit d’une catastrophe, qui le frappe de stupeur : il lui semble être la victime d’un maléfice qui le rend impuissant, ce serait comme une maladie foudroyante, qui l’aurait atteint brutalement, le laissant privé de dons ; il possédait un trésor et il ne lui reste qu’un peu de poussière sur les doigts, sans qu’il sache comment cet or s’est transformé et surtout sans comprendre comment il aurait dû agir pour le garder ; ce choc le laisse dans un état de désespoir absolu.
Comme il n’a jamais acquis la moindre technique de travail, qui lui aurait permis de surmonter les premières difficultés, il plonge, sans pouvoir se rattraper ; il peut lire dix fois une leçon, ou même vingt fois, il ne la retient pas, parce qu’il ne sait pas comment procéder, et on le voit rester des heures devant son livre ouvert, rêvant en apparence, luttant en fait contre un effroi glacial, puisque sa mémoire si bonne a disparu.
Il est pétrifié d’horreur, épouvanté, il ne sait comment réagir et il en ressent une douleur tellement intense, insupportable, qu’il commence déjà à en refouler les symptômes ; afin d’apaiser cette souffrance intolérable, il va s’appliquer à s’accommoder de son nouvel état, il va bien lui falloir vivre avec cette sorte de paralysie, mais il ne veut pas savoir comment c’est arrivé, il va s’empresser d’oublier ce moment où ses espoirs se sont fracassés, où ses rêves d’avenir ont sombré pour toujours.
Il peut même affecter l’indifférence ou bien reconnaître qu’il en est responsable, pour ne pas perdre la face, il en rajoute ; « l’école, ce n’est pas mon truc !« , afin de masquer sa terreur et son abattement. Il bascule dans un néant grisâtre où il va devoir vivre désormais, loin des rêveries éclatantes qui l’avaient accompagné jusque là. On peut penser que certains ne se sont jamais remis du choc éprouvé à ce moment et ils vivent comme en surface d’eux-mêmes, préférant ne pas se pencher sur leur propre histoire, comme s’ils avaient glissé dans un gouffre aux parois trop lisses, impossibles à remonter ; mieux vaut se désoler dans ce fond embourbé, plutôt que de tenter une sortie, il n’y a pas d’issue et on retombera, encore plus endolori qu’avant, à cause de l’étincelle d’espoir qui avait fugitivement brillé tout là-haut.
Oublier cette chute, essayer de la rationaliser, chercher des compensations, toutes réactions logiques, mais de peu d’effet sur une telle atteinte de soi.

Dès ce moment, cette image devient si mauvaise, si négative, qu’il n’est plus possible de la reconstruire aisément. Il faudrait beaucoup d’amour et d’attention pour retrouver la trace de l’enfant d’autrefois, si vif et si imaginatif. Quand on évoque le devenir particulièrement dramatique des enfants doués, adonnés ensuite à la violence, à la difficulté de vivre, adoptant des conduites extrêmes, il s’agit souvent de ceux qui ont connu un tel parcours.
Très vite après ses premières mauvaises notes, il pense que c’était son destin, que sa chance a tourné, et il préfère ne pas savoir ce qu’il est devenu. Il entend encore et encore les paroles qui le définissaient et qu’on lui répétait : « paresseux, tu ne t’intéresses à rien, tu es méchant, puisque tu fais de la peine à tes parents, et d’ailleurs, tu peux avoir de bonnes notes quand tu veux bien, tu refuses de travailler, on se demande ce que tu as dans la tête et tu es menteur en plus … » quand il s’efforce de dissimuler le plus longtemps possible ses notes honteuses. L’échec scolaire empoisonne littéralement la vie des familles et on a tendance à en rendre totalement responsable l’adolescent en échec, comme s’il avait délibérément choisi cette voie, au point qu’il finit lui-même par le croire.
Ce serait pour ne pas faire mentir ces voix, si pleines d’autorité, de savoir et d’un jugement si sûr, que l’adulte qu’il est devenu se saborde subtilement ; il ne saisit pas les perches qu’on lui tend, il laisse passer les occasions, au dernier moment il s’esquive, il manque un rendez-vous, l’heure d’un examen, avec de fausses bonnes raisons, mais il ne peut supporter l’idée de devoir affronter à nouveau une épreuve, où sa « nullité » apparaîtra.
Pour éviter de s’entendre dire : « vous avez bien de l’audace, dans votre situation, de songer à vous présenter pour ce poste, pour cet examen, pour ces cours, vous ne vous rendez pas compte de votre niveau …« , mieux vaut rester en retrait, se terrer et se montrer décevant pour ceux qui tentent de l’aider. Cette aide ne peut être efficace que si l’on commence par retrouver la trace du choc premier, trace tellement enfouie, oubliée et niée qu’il est ardu de la détecter, il faut ensuite démonter les mécanismes qui ont entraîné cet échec et faire remonter à la mémoire l’image plus flatteuse du bon élève d’autrefois.

Lui finit par croire que l’enfant brillant, dont le souvenir s’efface, vivait ailleurs, dans une vie parallèle ou antérieure, enfin qu’il n’y a plus aucun rapport entre cet enfant avide de découvrir les mécanismes fascinants de l’univers et l’adulte meurtri, qui ne sait plus comment cette image si gaie de lui-même s’est évanouie dans les brumes du passé, comme si elle n’avait jamais existé, ni comment ses rêves se sont enfoncés dans une grisaille impossible à dissiper.

Dans ces conditions, comment conserver de soi la moindre ombre séduisante sur une image aussi abîmée ?

Et surtout, comment songer à réussir sa vie amoureuse ?

Ceux qui ont réussi à sauvegarder une certaine armure ont toujours l’ironie, l’apparente désinvolture, l’agressivité charmeuse que donne un esprit sur la défensive. L’humour reste, en dépit de tous les drames, une des caractéristiques des enfants doués, et un adulte, même dans la pire des situations, conserve encore ce recours, souvent comme le seul fil de lumière qui l’empêcherait de sombrer dans un noir désespoir. Cet humour, qui atténue la portée des blessures, qui gomme la souffrance, qui relativise toute chose en permettant une mise à distance, est bien utile pour celui qui doit se forger une défense efficace. De surcroît, c’est une bonne façon de se faire accepter en société, la plaisanterie constitue un préalable qui fait souvent gagner bien du temps ; c’est un laissez-passer assuré.
On donnera alors l’image de quelqu’un de jaloux de son indépendance, qui ne veut pas s’attacher, qui aime séduire pour le seul plaisir du jeu, mais se dévoiler un tant soit peu serait montrer sa faiblesse, il est préférable de conserver cette apparence brillante dans le verbe, subtile dans le maniement des idées, mais jamais, au grand jamais, se risquer à montrer ou même à laisser deviner à quel point on peut être vulnérable, misérable, plus que nu, quand l’armure est enlevée. Ceux-là se sont construit une image brillante et dérisoire, comme si elle était en carton et que la moindre larme allait la dissoudre. Ils préfèrent se donner une allure de mystère, qui ajoute à leur séduction, à condition de tenir ce rôle assez longtemps pour rester crédibles et pour entretenir l’illusion.

Mais pour les autres, ceux qui n’ont pas su ou pas pu se forger une telle armure, qui n’étaient pas doués pour le verbe, qui sont restés dans leur désarroi, comment oser offrir à un autre, qu’on aura trouvé empli de qualités, qui aura éveillé de tendres sentiments, une image aussi misérable ? Soit on prend un partenaire à l’image de ce qu’on pense être devenu, mais il y aura, en fait, un tel décalage qu’aucune entente ne sera possible, puisque l’un sera au plus poussé de son raisonnement, quand l’autre aura considéré ces prémisses comme négligeables, car, au-delà de cet effondrement, la logique reste claire, droite, intangible. Le plus simple des dialogues deviendra une cacophonie excluant toute harmonie, même pour les détails du quotidien. Ce sera, en permanence, un mur qui séparera les conjoints, à chaque instant ils se heurteront à cet obstacle absolu. Ce beau résultat donne raison à ceux qui restent sur la défensive. D’ailleurs, on voit des couples formés trop jeunes rencontrer des difficultés pour conserver leur entente : ils se sont choisis en fonction de l’image qu’on leur avait donnée d’eux et qu’ils ne songeaient pas à remettre en question, puis, la maturité aidant, l’expérience de la vie éclairant les esprits, ils ont eu une image plus claire et plus véridique d’eux-mêmes et ils ont recherché ailleurs quelqu’un correspondant mieux à leur personnalité réelle.

Mais, dans le cas des adultes qui ont été trop doués dans un temps ancien, cette image plus réelle et plus vraie ne se forme pas ; il n’y a pas de modèle tout fait et surtout il y a trop d’éléments négatifs dans les caractéristiques qu’on leur a prêtées. Il n’est pas possible de dégager des notions solides, structurées, les éléments ne s’assemblent pas en un tout cohérent, ils restent épars, contradictoires, comme si, en se regardant dans un miroir, on ne voyait qu’une surface plane et vide. Ils se disent : « ce n’est pas possible que je sois ce rien, ce néant, j’avais des qualités, il semble que tout se soit effacé, comme si j’existais à peine … » Ils ne trouvent nulle part de place qui leur convienne, ils changent alors souvent de résidence, de métier, de pays même, dans une quête perpétuelle de leur propre image, qui se dérobe sans cesse, puisqu’elle ne leur a jamais été retournée de façon cohérente …
Il est donc impossible de s’y reconnaître et ils errent, s’affublant parfois d’oripeaux, dont ils pensent qu’ils vont leur conférer le relief qui leur manque ; ce seront des prises de position provocatrices, des goûts trop exotiques, des recherches d’originalité destinées à surprendre, mais dont ils n’arrivent même pas à être dupes, tant ces artifices sont factices et inutiles. Toute satisfaction leur est interdite : tant qu’on ne sait pas qui on est, quelle direction choisir, tant qu’il suffit d’un peu d’obscurité, d’un trouble plus grand, d’un environnement trop différent pour que tous les repères péniblement mis en place disparaissent, il n’est pas possible de se former de soi une image acceptable.

Et c’est ce rien, cette absence de tout, qu’on va offrir à celui qu’on veut séduire ? Comment donner quelque chose à l’autre, quand on ne sait plus rien de soi et que c’est de cet autre qu’on attend sa propre définition ?

Qui peut avoir assez de grandeur d’âme, d’abnégation, d’oubli de soi pour se consacrer à reconstruire l’adulte blessé et lui redonner l’usage de ses qualités ? Entendre, au-delà de l’immense lassitude, le son ténu d’un espoir qui n’a pas renoncé, deviner la marque des émerveillements d’autrefois, sentir la force refoulée, retrouver les élans du passé, est possible sans doute seulement pour celui qui aura parcouru un chemin identique, mais qui aura reçu moins de coups, eu moins de bosses, moins de bleus à l’âme.

Déjà l’amitié a été difficile pour les enfants doués en état d’échec ; pour ceux qui ont eu une bonne scolarité, ce n’est souvent que dans les grandes classes et surtout dans les meilleures sections qu’ils rencontrent enfin des semblables et qu’ils peuvent se confier, sans crainte des moqueries.

Alors les autres ? C’est un miracle s’ils parviennent à se reconnaître entre eux, malgré leurs blessures. Se préserver est la première des préoccupations, l’amitié devient un souhait inaccessible, comme bien des autres désirs.

Toutes les qualités des êtres doués ne peuvent disparaître totalement ; ils conservent leur rigueur d’analyse, leur justesse de jugement, et les relations n’en sont que plus ardues. Exigeants, jusqu’au perfectionnisme, passionnés, même quand ils n’en laissent rien paraître, d’une ironie critique qui affleure souvent, ils ne peuvent se contenter de relations médiocres.

L’amitié, l’amour, la réalisation de soi-même, tout devient plus difficile et surtout plus décevant.

Cette quête des relations aisées fait la spécificité d’une Association telle que Mensa, où on espère se trouver d’emblée « en intelligence » avec les autres, sans de trop longs préalables, et, en effet, cela arrive.

Ces adultes en péril doivent savoir que pour parvenir à une certaine sérénité ou, du moins, à un apaisement, il faut pouvoir retrouver son image d’antan et la regarder en face, sans lui superposer toutes les paroles définitives et dévalorisantes qui lui ont été appliquées, il faut savoir qu’un échec isolé ne signifie pas qu’on a atteint ses limites. Cette idée des limites est catastrophique, on, peut penser qu’on a atteint son plafond, qu’il n’y a plus rien à faire, que l’intelligence était comme une lueur, qui s’est brusquement éteinte et on va se retrouver dans les ténèbres et s’y perdre, en proie à une angoisse impossible à maîtriser, celle du rêveur qui se voit basculer dans un vide insondable. Cette idée est pernicieuse et destructrice. Il y a toujours à découvrir des portes qu’on avait cru fermées à jamais et qui ouvrent sur l’univers illimité de l’intelligence.

Ce travail demande une audace dont l’enfant doué, devenu adulte, a presque perdu le souvenir, il pourrait paraître d’une difficulté insurmontable à celui qui a tant souffert que toute son énergie semble s’être dissoute dans ses efforts pour éviter de plonger définitivement dans une tristesse infinie, mais on peut se dire qu’il y aura toujours des lueurs, même sur le chemin le plus désolé, pour guider le voyageur courageux ; les discerner parmi les faux-semblants est possible pour celui qui possède la vue aiguisée de l’enfant doué, quand il n’a jamais oublié comment il pouvait trouver refuge dans ses rêves, quand la réalité devenait trop dure et trop contraignante.

Rêvez, rêvez encore, et des chemins nouveaux s’ouvriront devant vous !

© Arielle ADDA


texte  retranscrit avec l’accord d’Arielle Adda

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2 réflexions sur « Que sont les enfants doués devenus.A.Adda.1989.1996. »

  1. La première image qui m’est venue à la lecture de cet article, c’est la phrase de Paul Auster : « La magie n’est pas seulement un rêve. Elle est réelle et porteuse de toutes les émotions de la réalité. »
    Article extrêmement dense, profond et hurlant littéralement de vérité.
    Je me suis tout particulièrement attardée sur la notion de deuil depuis longtemps, de ce « redoublement » qui arrive inévitablement et qui fracasse tout.
    Pour moi, ce fut la classe de seconde.
    Il était « nécessaire » de refaire cette classe car mes résultats ne permettaient absolument pas un passage en classe scientifique. Sauf que moi, j’en voulais pas de cette classe de matheux ou de biologeux ! Je voulais faire de la musique, et encore du piano, et chanter et rêver et puis lire, relire et écrire. Mais pas jouer dans les éprouvettes car j’en avais soupé de ces récipients et leur révélateur, entre les mains de mon père, Docteur es champignon, généticien chercheur agro…
    Alors il y a eu un soir où mon grand frère a pris son rôle très au sérieux en m’assénant une tirade assassine : « Agnès, tu as le choix de bousiller ta vie et stopper l’école mais alors tu deviendras très « c**** ». Comme tu es très belle, ça fera le doublon : Belle et c**** à la fois… Maintenant tu as les cartes en main, décide toi ».
    Alors j’ai capitulé et j’ai accepté de redoubler.
    A la fin de l’année, nous nous sommes rendus en famille à l’anniversaire de notre illustre Tante Aline. J’adorais ce petit bout de femme. Elle avait été l’épouse d’un chercheur illustre à Pasteur. Dans la voiture, ma mère m’avait chaudement recommandé de ne surtout pas dire mon échec. Surtout pas de vague. Quelle honte d’avoir une gamine qui est tellement stupide qu’elle en redouble une classe au lycée, alors que sa soeur et son frère réussissent brillamment. Ca fait carrément tache, non ?
    En rentrant dans le gigantesque appartement versaillais, il y avait déjà tout le monde. Tante Aline avait été installée au milieu de la pièce pour ainsi être en contact avec tous. Je me suis approchée pour l’embrasser. Et la très coquine vieille dame m’a glissé à l’oreille « Alors Agnès, quoi de neuf ? Ca va le lycée, les petits amis ? » et sans hésité je lui ai répondu que je redoublais ma seconde. Y’a eu un froid dans l’assemblée et ma mère était rouge cramoisi. J’ai eu peur, mais alors peur de l’après. Et j’ai senti la mains douce et fragile d’Aline se glisser dans la mienne. Et tout aussi haut que moi, elle a répliqué : « Tant mieux ma Chérie, tu vas pouvoir profiter de tellement d’autres choses, ton piano, tes amours, la nature et tout ce qui te fera plaisir ».
    Les becs étaient cloués ! J’avais la bénédiction de la matriarche reconnue…
    Voilà pour le souvenir personnel.
    Maintenant, beaucoup récemment, Camille, ma fille, a aussi redoublé sa seconde. A ce jour, elle est en première année de fac de japonais. Elle a eu son bac sans problème. Mais ce n’est que depuis peu qu’elle exprime cette immense douleur qu’elle a ressenti lorsqu’elle a dû traverser cette épreuve. Et ce n’est qu’à la lecture de cet article que j’ai tout d’un coup entendu le véritable sens de ses paroles :
    « Tu m’avais dit que tu ferais tout pour que je ne redouble pas. Tu n’as pas tenu ta promesse devant le proviseur. Tu m’as abandonnée à ce moment et j’ai dû vivre un enfer durant cette deuxième seconde. Car j’ai été isolée, rejetée, mise à l’écart ».
    Oh mon Ange… comme je comprends maintenant cette douleur qui t’a envahie.
    Alors ce matin, je me suis levée très tôt pour aller à sa rencontre au petit déj’… Je voulais lui dire ces mots, lui réaffirmer ma confiance en elle, lui répéter que malgré cette horrible épreuve, elle a eu son bac, elle est à la fac et tout à l’heure, tu as un exam de phonétique. Et ça va aller, non pas parce que tu dois répondre à un conformisme mais parce que ce que tu fais à l’heure actuelle, c’est ton choix, ton plaisir, ta passion. Alors ne t’inquiète pas, tu as des trésors en toi et tu sais très bien les utiliser. Cours ma Belle pour être toi-même.
    Je connais ma Chérie : elle ne m’a pas du tout sauté au cou. Au contraire, elle a plutôt joué la carte de l’indifférence. En même temps, je l’avais bien cherché : lui sortir un discours pareil à 7 h du mat, c’est un peu too much !
    Mais je sais qu’elle l’a entendu, qu’elle l’a dans sa besace et qu’elle s’en servira (ou pas) comme elle le veut.

    Merci mille fois encore pour ce site que je lis tranquillement. C’est une mine d’or. Il apaise, illumine, questionne mais apporte des réponses.

    Bonne journée à tous

    Agnès

  2. merveilleux texte d’Arielle Adda.D’une rare intelligence et d’une lucidité percutante,il y à comme une odeur de sincérité et de vérité dans ce texte.Tellement vrai.
    AMICALEMENT
    MARC

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